Ce vitrail fait partie d’un ensemble de trois panneaux conservés au Musée Ariana, réalisés pour la chapelle du château d’Issogne à Aoste. A ce jour, cinq vitraux du cycle sont identifiés. Les trois présents panneaux relatent des épisodes annonciateurs de la venue du Messie, tels que la Reine de Saba prosternée devant le bois sacré (GE_2150), l’Apparition de la Vierge à l’Enfant à Aristote prophète(GE_2151), ainsi qu’Auguste et la Sibylle de Tibur (GE_2152). Les deux autres verrières qui rapportent des épisodes singuliers de l’Enfance du Christ (inv. 509, 305/VD et inv. 509, 306/VD) sont aujourd’hui conservés au Museo Civico d’Arte Antica de Turin. A cet ensemble pourrait s’ajouter les dix Sibylles également conservées à l’Ariana (GE_2137 à GE_2146) qui ont pour sujet des prophéties messianiques similaires (Elsig, 2014, p. 13).
Le commanditaire des vitraux est l’influent ecclésiastique et mécène Georges de Challant-Varey (vers 1435-1509). Personnage important du diocèse d’Aoste, il est nommé vers 1460 chanoine, puis vers 1479 archidiacre du chapitre de la cathédrale Santa Maria Assunta d’Aoste, ainsi que prieur commendataire de la collégiale Santi Pietro e Orso d’Aoste vers 1468 (Lévy, 2013, p. 106). Amateur d’art, il est à l’origine de la restauration et de la commande des vitraux survenues dans ces deux complexes architecturaux entre 1495 et 1504. Devenu tuteur des enfants de son cousin Louis de Challant vers 1490, à la suite de son décès prématuré, il entreprend de faire rénover le château familial d’Issogne qui devient un lieu à la gloire de sa famille, également utile et agréable à l’instruction de ses pupilles. Bien que les verrières d’Issogne ne portent pas directement sa marque, le grand nombre d’écus peints et sculptés aux armes de la branche de Challant-Varey en divers endroits du manoir sont révélateurs du rôle essentiel de Challant dans la réfection du château entre 1490 et 1509 (La Ferla, 2006, p. 424).
Ces vitraux ont pour la première fois été catalogués par Sidler (1905, p. 101, n° 35 à 47) comme un ensemble avec les dix Sibylles dit « XVIe siècle italien ». Deonna (1938, p. 61-62) a ensuite distingué la série en deux groupes, identifiant les Sibylles comme étant une production allemande du XVIe siècle et les trois épisodes prophétiques également du XVIe siècle, mais de provenance incertaine. En comparant les trois panneaux de l’Ariana ayant pour thème l’Incarnation (GE_2150 à GE_2152) aux vitraux exécutés pour Georges de Challant par Pierre Vaser et Jean Baudichon entre 1495 et 1504 à la collégiale et à la cathédrale d’Aoste (Orlandoni & Rossetti Brezzi, 2001, p. 205-208 ; Elsig & Schätti, 2012, p. 83-88), puis au château d’Issogne (Museo Civico d’Arte Antica, Turin, inv. 509, 305/VD et inv. 509, 306/VD), Elsig (2012, p. 83-87) a pu attribuer ces trois panneaux au peintre et verrier Pierre Vaser. Cette attribution d’Elsig (2012, p. 86) est convaincante tant techniquement que stylistiquement, que ce soit du point de vue de la composition des décors, des contrastes entre les pièces colorées et peintes à la grisaille, du tracé des végétaux, ou encore de la morphologie des mains et des visages des personnages. L’hypothèse d’Elsig a depuis été étayée et suivie par Barberi (2016, p. 100-101) et De Bosio (2021, p. 44). L’implication simultanée de Vaser dans plusieurs des vastes chantiers de Challant à Aoste laisse à penser qu’il s’était durablement associé à Jean Baudichon pour faire face à l’ampleur des travaux à exécuter dans un laps de temps probablement restreint (De Bosio, 2021, p. 79). Dès lors, bien qu’à tour de rôle absents des archives, Vaser et Baudichon ont probablement été impliqués conjointement avec plusieurs de leurs collaborateurs dans l’exécution des vitraux des chantiers de Challant.
Cet ensemble de trois vitraux était destiné à orner les baies de la chapelle du château d’Issogne, situé dans le val d’Aoste. La bâtisse médiévale a été restaurée et agrémentée par Louis puis Georges de Challant entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle. A cette époque, une chapelle est construite dans l’aile orientale du manoir. Pièce étroite toute en longueur, elle se divise en cinq travées par une série de voûtes d’arêtes et est éclairée par quatre grandes baies au nord et deux fenêtres plus étroites de part et d’autre de l’autel. Un vaste et complexe programme décoratif (fresques, polyptyque, mobilier sculpté, vitraux, etc.) est créé pour la chapelle, autour des thèmes de l’Incarnation, de la vie de la Vierge et de la Nativité avec représentations de saints personnages, d’apôtres, de prophètes et de docteurs de l’Église (De Bosio, 2021, p. 102-103). Alors que le format plus étroit des deux verrières conservées à Turin laisse penser qu’elles ornaient les fenêtres de part et d’autre de l’autel, les dimensions des trois vitraux de l’Ariana indiquent qu’ils pouvaient être insérés dans les baies plus larges de la façade nord. Si les grandes baies étaient en mesure d’accueillir jusqu’à quatre panneaux chacune, contre trois dans les fenêtres étroites, cela signifierait que le cycle de verrières destiné à la chapelle pouvait comprendre jusqu’à vingt-deux panneaux. Vaser ayant perçu une importante somme d’argent de la part de Challant pour son travail sur le chantier d’Issogne en 1504 (Barberi & Boccalatte 2016, p. 101), tout porte à croire que la chapelle, voire le château entier, étaient dotés d’un ensemble de vitraux bien plus important qu’il n’y paraît aujourd’hui. Cette provenance est étayée par une archive qui contient des informations sur la vente du mobilier du château d’Issogne au milieu du XIXe siècle, décrite par le chanoine Dominique Noussan, neveu de l’évêque Joseph-Auguste Duc. Relevée par Barberi (2016, p. 98), cette note manuscrite indique que les verrières de la chapelle du château d’Issogne ont été vendus aux alentours de 1860 par le propriétaire, le comte Christian Passerin d’Entrèves, au marchand genevois Alexandre Kuhn. Cette information apparaît également dans les archives genevoises dans une quittance de 1’000 francs datée de novembre 1858 qui retrace l’achat par Gustave Revilliod de plusieurs objets auprès du marchand, parmi lesquels se trouvaient peut-être les vitraux d’Issogne (Elsig, 2018, p. 127). En l’absence d’une plus large exploration des archives ou des catalogues de vente aux enchères de cette époque, il est impossible de déterminer combien de panneaux d’Issogne ont rejoint la collection de Revillod vers 1860.
Les trois vitraux ont en commun de représenter des épisodes prophétiques qui font rarement l’objet d’un programme décoratif à part entière. Il est intéressant de relever que le regroupement de ces sujets singuliers établit des liens entre l’histoire antique et l’histoire du christianisme (De Bosio, 2021, p. 58-59). La même chose peut être dite de l’ensemble des Sibylles conservées à l’Ariana. Dès lors, qu’il s’agisse en réalité d’un seul grand ensemble ou de deux cycles distincts ayant pour thème les prophéties messianiques, ces panneaux sont révélateurs de l’intérêt de Georges de Challant pour ces sujets si singuliers qui font rarement l’objet d’un programme décoratif à part entière (De Bosio, 2021, p. 58-59).
La représentation pour le moins inhabituelle de la manifestation de la Vierge à l’Enfant à Aristote prophète témoigne de la connaissance de Challant du “Secretum secretorum”, texte présenté comme un traité dans lequel le philosophe Aristote prodigue divers enseignements politiques, militaires, moraux ou encore sanitaires à Alexandre le Grand (Elsig & Schäti, 2012, p. 18, note 11). L’ouvrage qui connaît un grand succès et de nombreuses rééditions dès le XIIe siècle a peut-être inspiré le commanditaire alors qu’il était chargé de l’éducation de ses neveux (Barberi & Boccalatte 2016, p. 100).
Cité dans :
Sidler, 1905, p. 101, n° 35.
Deonna, 1938, p. 62, n° 65 ; remarque : "3 vitraux d'une même série, douteux. XVIe siècle."
Elsig & Schätti, 2012, p. 83-87, fig. 26.
Elsig, 2014, p. 12-13.
Elsig, 2018, p. 126-127.
Barberi & Boccalatte, 2016, p. 100-101.
De Bosio, 2021, p. 44, 114, 220-221, fig. 31.