Cette mosaïque de verre a été réalisée en 1930 par Alexandre Cingria et probablement l’atelier Chiara, pour le choeur de l’église catholique Saint-Martin de Lutry.
A la fin des années vingt, face à l’étendue de la paroisse et à l’augmentation des fidèles, l’édification d’un lieu de culte pour la région Paudex-Lutry s’impose. En avril 1929, l’assemblée de la Société catholique de la Paudèze, animée par l’abbé Henri Barras, curé du Saint-Rédempteur, désigne l’architecte Fernand Dumas, soutenu par Mgr Besson. En mandatant le Romontois, les paroissiens choisissent indirectement de travailler avec les artistes du Groupe de Saint-Luc, dont Dumas est un représentant emblématique (Neuenschwander Feihl, 1995, p. 666, 669). Il fait appel au principal animateur de la Société, le Genevois Alexandre Cingria, pour la réalisation des vitraux puis la décoration intérieure du sanctuaire, bien qu’aucune source n’explique les circonstances de ces attributions (Neuenschwander Feihl, 1995, p. 671). Après son travail à Echarlens et Finhaut, c’est la troisième fois que l’artiste collabore avec l’architecte fribourgeois pour la décoration intérieure d’une église, et l’expérience acquise jusque-là lui permet d’aborder son travail avec un peu plus de sérénité, comme il le souligne dans ses Souvenirs d’un peintre ambulant : “C’est une grande entreprise qui demandait beaucoup de surveillance. J’étais du reste à mes débuts, Echarlens étant la première église qu’on m’ait confiée à décorer. Depuis, avec Finhaut et St-Martin de Lutry, j’ai acquis de l’expérience, et quand je serai à ma septième église, comme notre jeune ami Faravel, je connaîtrai le métier” (Cingria, 1933, p. 17).
En février 1930, le curé Barras informe Dumas de son choix pour l’iconographie des vitraux. Pour les verrières du choeur, il suggère deux sujets à choix : l’apparition du Sacré-Coeur à sainte Marguerite-Marie ou l’Annonciation. Cingria, qui propose de faire un don pour celles-ci, opte pour deux autres thèmes : l’Église triomphante et le Chirst Roi. Ce choix semble avoir conquis le curé puisque ce sont ces thèmes qui sont déclinés dans les deux verrières du choeur (Neuenschwander Feihl, 1995, p. 673). Pour les vitraux de la paroi sud de la nef, il illustre différents saints ayant une importance pour l’histoire du catholicisme vaudois, à l’instar de saint Maire, premier évêque de Lausanne, ou pour le catholicisme romand et suisse (saint François de Sales, saint Pierre Canisius, saint Nicolas de Flüe). Saint François de Sales et saint Maire ont été suggérés par l’abbé Barras, qui a également proposé des vitraux dédiés à saint Martin et à Notre-Dame de Lausanne. Finalement, saint Martin, patron de l’église, sera à l’honneur dans le retable en mosaïque du choeur réalisé par l’artiste Marguerite Naville, et le thème de la Vierge à l’enfant est décliné par Cingria dans le choeur à travers cette très originale oeuvre en verre (Neuenschwander Feihl, 1995, p. 672, 673-674).
Dans son article consacré à l’église, Joëlle Neuenschwander évoque la technique de la peinture sous verre pour la décrire (Neuenschwander Feihl, 1995, p. 674). Une analyse in situ nous permet de conclure qu’il s’agit d’une oeuvre mêlant plusieurs techniques, à cheval entre le vitrail, la mosaïque et la peinture sous verre. Comme pour le vitrail, les pièces sont assemblées à l’aide de baguettes de plomb peintes afin d’imiter le cuivre, la couleur or s’harmonisant avec l’effet précieux de l’ensemble. La différence principale avec le vitrail réside dans son absence de translucidité, le montage en verre étant posé devant le mur opaque, et non devant une fenêtre. Cet aspect le rapproche de la mosaïque ou de ce qui s’apparente à une sorte de marqueterie de verre, rappelant la technique utilisée par l’artiste en 1926 pour les parties décoratives ornant les pans de mur situés entre ses vitraux du vestibule de l’église de Saint-Paul de Cologny (par exemple GE_08.08). La technique de la mosaïque de verre est assez rare en Suisse à cette période. Durant le premier quart du XXème siècle, l’artiste lucernois Joseph von Moos réalise plusieurs oeuvres de ce type, comme à la Kinderkapelle au cimetière Friedental de Lucerne en 1907 (M. Just, communication par courriel, 28 juin 2022). Au moment de la réalisation de cette oeuvre à Lutry, Von Moos et Cingria faisaient tous deux partie de la Société Saint-Luc (réunissant les anciens membres romands du Groupe de Saint-Luc et Saint-Maurice et des suisses alémaniques animés de la même volonté de renouveler l’art sacré) (Brentini, 1982, p. 211).
A Lutry, Cingria s’est servi de pièces de verre industriel présentant différentes textures et degrés de brillance et d’opacité, comme le verre américain du piédestal, pratiquement complètement mat, qui évoque la matière marbre, ou les auréoles composées avec un verre chenillé particulièrement brillant. Il a travaillé les personnages avec la technique de la peinture sous verre, qui consiste à peindre à l’envers du support en verre composé d’une seule pièce, tandis que certaines parties des vêtements sont travaillées avec deux couches de verre superposés, dont seul le verso du verre supérieur est peint.
Artiste sans cesse à la recherche d’innovation, il n’est pas surprenant que Cingria soit l’auteur de cette oeuvre hybride. Au milieu des années 1930, il sera l’un des premiers à travailler en Suisse romande dans la technique de la dalle de verre, procédé qui se situe d’ailleurs à l’intersection du vitrail et de la mosaïque (Noverraz, Sauterel, Wolf, 2021). A la fin de sa carrière, il mettra également au point avec le verrier Fleckner une technique de vitrail sans plomb afin d’en améliorer la luminosité (Moullet, 1947, p. 5).