Alexandre Cingria a réalisé ce vitrail, avec un pendant, pour l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes qui s’est tenue à Paris d’avril à octobre 1925 (Gruber, 1925, planche 8). Un pavillon spécifique avait alors été dédié à l’art du vitrail contemporain (David, 2015, p. 14). Les deux vitraux d’Alexandre Cingria n’y figuraient cependant pas : ils étaient exposés dans l’espace central de la section suisse, située sur l’Esplanade des Invalides et conçue par l’architecte Alphonse Laverrière (Debluë, 2015, p. 246, fig. 47). La participation suisse, qui suscita de nombreuses tensions au sein des milieux artistiques et industriels et entre les régions linguistiques, reposait en grande partie sur la collaboration – peu satisfaisante – entre le SWB (Schweizerischer Werkbund) et son pendant romand, l’Œuvre, deux associations dont le but était de favoriser la collaboration entre l’art et l’industrie. Ajournée et repoussée à plusieurs reprises, l’exposition reposait sur des intentions émises en 1902 déjà. Le règlement stipulait alors: “On n’acceptera que les ouvrages originaux qui montreront une tendance bien marquée au renouvellement esthétique de la forme” (Les Arts décoratifs, 2015). La participation de la Suisse à l’exposition de Paris a certainement agi comme un “accélérateur dans l’introduction de ce débat [autour des “tendances modernes”] en Suisse (Debluë, p. 247). Les deux œuvres d’Alexandre Cingria répondaient clairement aux critères de sélection: aussi bien leur style très baroque que leur technique sont résolument modernes. L’artiste applique la grisaille de manière très impulsive et énergique, parfois directement avec ses doigts comme en témoignent certaines traces sur le verre. Il intègre aussi des verres de couleurs très intenses. Certains ne sont pas fabriqués “à l’antique”, comme des verres laminés et marbrés. Ce style avant-gardiste, emblématique de la liberté artistique revendiquée par les membres du Groupe de Saint-Luc, Société artistique co-fondée en 1919 par Cingria, ne manqua pas d’interpeller ses contemporains (David, 2014, p. 427).
Ce vitrail illustre un sonnet de Dante Alighieri, tiré du chapitre XX de la Vita Nuova et composé à la fin du XIIIe siècle: Amore e’l cor gentil sono una cosa (Amour et noblesse de coeur sont une même chose ; traduction complète du poème (Dante Alighieri – La Vie nouvelle, 2013). La Vita Nuova est un hymne à l’ardeur amoureuse et mystique, une description de l’amour du poète pour Béatrice (Dante Alighieri, 2016). Le vitrail semble représenter un rêve fait par Dante et décrit dans le premier poème du livre : le dieu Amour apparaît dans une nuée de feu et porte Béatrice, simplement drapée d’un drap couleur sang. Il donne à manger à Béatrice le cœur enflammé de Dante, puis s’élève au ciel avec elle (Dante Alighieri, 2016). Alors que ce vitrail célèbre l’amour pur et noble, son pendant incarne la passion amoureuse et la luxure en représentant Paolo et Francesca, amants maudits, une scène tirée elle aussi d’une œuvre de l’écrivain florentin, la Divine Comédie, Enfer, chant V.
Ce vitrail peut être attribué à l’atelier d’Eugène Dunand à Carouge, tout comme son pendant. En effet, le maître-verrier est cité comme ayant exécuté des vitraux de Cingria dans la liste des exposants de la section suisse dans le secteur “Arts divers” (Suisse. Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes [...], [1925], p. 88). Bien que le titre des vitraux réalisés par Dunand et Cingria n’y soit pas mentionné, Cingria ne figure que trois fois dans la liste des exposants suisses : la première fois dans la section présentée par L’Oeuvre, où il propose un paravent ; la deuxième dans le cadre de la chapelle présentée par le Groupe de Saint-Luc et Saint-Maurice, où il expose un vitrail religieux (Notre-Dame de Ré) ; et la troisième fois pour ces deux vitraux de la section Arts divers. Ces derniers ne peuvent donc que correspondre aux panneaux représentant Béatrice portée par l’Amour et Paolo et Francesca. Dunand remporte d’ailleurs une médaille d'argent lors de cet événement international (Rudaz, 2009, p. 111), sans doute pour l’un des vitraux qu'il réalise avec Cingria.
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