Alexandre Cingria est l’auteur de l’ensemble des verrières de l’église de Sorens, alors que l’artiste protestant Willy Jordan et Jacqueline Esseiva sont les gagnants du concours pour la décoration de l’église et sa polychromie intérieure. Les sources ne nous disent pas les raisons pour lesquelles Cingria a été choisi, mais nous savons qu’il a participé au concours pour la décoration (Terrapon, 1935, p. 220). Depuis la construction des églises de Semsales et Echarlens auxquelles Cingria a participé, Fernand Dumas, l’architecte phare du Groupe de Saint-Luc et auteur de l’église de Sorens travaille fréquemment avec l’artiste genevois. Ce dernier vient de réaliser en Gruyère les vitraux de l’église Saint-Pierre-aux-Liens de Bulle (1932), lors des transformations menées par les architectes Camoletti et Waeber (Lauper, 2012, p. 159).
Avant même la construction de l’église, la paroisse de Sorens a de la peine à trouver des fonds pour financer son église. Au début de l’année 1934, elle fait notamment appel à l’évêque du diocèse, Mgr Marius Besson (Terrapon, 1934). Le curé Joseph Terrapon va solliciter plusieurs fois l’aide de l’évêché pour financer l’achèvement des travaux. Un compromis est finalement trouvé face à ses demandes répétées, l’évêché s’engageant à verser un subside annuel (Torche-Julmy, 2008, p. 394).
Le budget de construction de la paroisse ne permettait probablement pas de réaliser des vitraux à grands personnages ou narratifs pour l’ensemble des verrières de l’église, ceux-ci étant beaucoup plus onéreux que des fenêtres dites “en grisaille”, terme employé pour qualifier les verrières ornementales. Le prix au m2 pour des “grisailles” était de 75 francs, alors que celui pour des verrières narratives ou à grands personnages se montait à 200 francs (Chiara, 1935). Ceci pourrait donc expliquer le choix de sujets ornementaux pour les vitraux du chœur et de la nef. De plus, le bois étant mis à l’honneur dans l’ensemble de l’édifice, il paraît logique que les décorations dans ce matériau aient primé autant artistiquement que financièrement sur les autres œuvres.
Les seuls vitraux à caractère narratif de l’église sont, avec la rose de la tribune, les cinq verrières ornant les fenêtres de la chapelle de la Vierge. Dans un texte autobiographique inédit, le curé Terrapon indique qu’ils sont un don de l’architecte Dumas (Terrapon, 1935, p. 223).
La chapelle étant dédiée à la Vierge, le cycle verrier est consacré à des lieux de pèlerinage mariaux importants. Cingria choisit une composition rigoureuse, faite de trois médaillons superposés encadrés d’ornements, référence aux verrières légendaires médiévales. En haut, chaque vitrail illustre un sanctuaire de pèlerinage (Lourdes, Broc, Bulle, Einsiedeln, Bourguillon), tandis qu’au centre figure une représentation fidèle des statues de la Vierge présentes dans chacun de ces édifices. Cingria présente ici la Vierge noire d’Einsiedeln, vêtue d’une robe dorée comme celle de l’Enfant Jésus. La statue possède pas moins de 33 tenues d’apparat, faites de tissus précieux qui varient tout au long de l’année liturgique : blanc, or, vert, rouge et violet. En bas, sont présentés des symboles principalement extraits des litanies de la Vierge.
La composition des deux médaillons supérieurs devant se référer à des sujets réels, Cingria se voit obligé d’être méticuleux dans son dessin afin que celui-ci soit aisément identifiable. Le curé Terrapon avoue d’ailleurs que ces verrières ont coûté à l’artiste, car il n’a pas pu laisser libre cours à son imagination. Il aurait même “enguirlandé” Dumas un jour à cause de son exigence absolue concernant la représentation fidèle des sanctuaires (Terrapon, 1935, p. 223). Selon le témoignage de Terrapon, Dumas aurait d’ailleurs suivi de près le travail de Cingria, ayant reçu de la paroisse pour mot d’ordre de ne rien tolérer qui puisse rappeler ce que le curé qualifie d’“horreurs modernes”, à l’instar des vitraux de l’église Saint-Pierre-aux-Liens de Bulle (Terrapon, 1935, p. 222). La paroisse a finalement reconnu l’excellent travail de Cingria à Sorens, tout on se demandant comment l’artiste avait réussi à créer une oeuvre si compréhensible alors qu’habituellement ce dernier est “riche par le coloris mais négligeant le dessin” (Terrapon, 1935, p. 222). Après la pose des vitraux, des visiteurs, apprenant le nom de leur auteur, auraient dit au curé Terrapon qu’il s’agissait d’un Cingria “assagi” (Terrapon, 1935, p. 223).
Dumas avait exprimé les mêmes craintes au sujet de Cingria dix ans plus tôt à Semsales, alors que l’artiste toscan Gino Severini, en charge de la décoration, souhaitait que Cingria réalise les verrières de la nef. L’architecte avait refusé ce souhait, craignant un manque de lisibilité caractérisant souvent l’art de Cingria (Radin, 2011, p. 31-33). Malgré les nombreuses collaborations entre Cingria et Dumas depuis cette première expérience, celles-ci n’ont pu, semblent-ils, réduire les appréhensions de l’architecte envers l’artiste.